5 Transformation de la connaissance sociale appliquée (2000)

De Carthagène à Ballarat

En 1959, dès son arrivée en tant que Directeur du département puis de la Faculté de sociologie de l’Université Nationale de Colombie (UNC), Fals Borda joua un rôle actif dans la professionnalisation de la sociologie, entre autres, grâce à l’organisation de rencontres scientifiques nationales et régionales en Amérique latine. Avec des collègues de l’UNC, il fonda l’Association colombienne de sociologie en avril 1962. Cette association a coordonné l’organisation du VIIe Congrès Latinoaméricain de sociologie, en juillet 1964, et des deux premiers Congrès national de sociologie à Bogota en 1963 et 1967[1]. Par la suite, Fals Borda s’investit particulièrement dans le développement d’un réseau de chercheurs internationaux et chercheuses internationales sur le thème de la recherche-action participative. Il joua un rôle moteur dans l’organisation du premier Congrès mondial du réseau de recherche-action participative qui se tint à Carthagène (Colombie) en 1977 et qui réunit des délégué-e-s de 17 pays. Il y présenta une conférence intitulée El problema de como investigar la realidad para transformarla por la praxis (Fals Borda, 1978). Ce Congrès a eu pour effet d’accélérer la diffusion et la pratique de la recherche-action participative à l’échelle internationale. D’autres rencontres internationales ont par la suite eu lieu à Ljubljana (Yougoslavie à l’époque et actuelle Slovénie) en 1979, à Calgary (Canada) en 1989 et à Managua (Nicaragua) en 1989. Les éditions du Congrès mondial du réseau de recherche-participative reprennent à Brisbane, en Australie, en 1990 et 1992, puis à Bath, en Angleterre en 1994. Pour souligner les 20 ans du premier Congrès, l’édition suivante a eu lieu à Carthagène en 1997. Cette édition et les suivantes furent organisées en partenariat avec l’association australienne ALARA (Action Learning, Action Research Association), dont celle de 2000 à Ballarat en Australie dont il est question dans le présent texte[2].

Dans ce texte, Fals Borda réalise un bilan du Congrès de Ballarat et du chemin parcouru depuis le précédent Congrès qu’il a coordonné trois ans auparavant à Carthagène[3]. Ayant pour titre « convergence participative dans la connaissance, l’espace et le temps », ce Congrès avait donné lieu à un ouvrage édité par Fals Borda l’année suivante sous le titre Participación popular. Retos del Futuro (Participation populaire. Défis pour le futur) (Fals Borda, 1998). Ce texte offre l’avantage de nous plonger dans le programme et les échanges du Congrès de Ballarat. Fals Borda y résume les acquis aussi bien que les points aveugles en portant un regard non complaisant sur les travaux dans le domaine. Sa synthèse permet de constater l’internationalisation de la recherche-action participative tout en prenant acte de ses spécificités régionales.

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Ballarat, dans l’État de Victoria, est la ville symbole de l’identité historique de l’Australie[4]. Là, au milieu des forêts d’eucalyptus peuplées de koalas et de kangourous, eut lieu, en décembre 1854, la première et unique révolution de l’histoire des Terres Australes. Ce fut une brève insurrection de mineurs d’or qui voulaient de meilleures conditions de vie et qui luttaient pour éliminer les impôts abusifs imposés par des autorités corrompues.

Asphyxiés par le sang et le feu, comme on pouvait s’y attendre, les mineurs réussirent néanmoins à semer dans les mines et dans la région de Victoria la graine du radical-socialisme que certains d’entre eux avaient apportée de l’Europe agitée de 1848 en tant que chartistes. Dans le modeste village d’alors, durant l’insurrection, et pour la première fois dans tout l’Empire britannique, un drapeau autre que le drapeau anglais flottait. Brodée par les femmes de Ballarat, la magnifique bannière de la Croix du Sud avec ses cinq étoiles apparaît encore aujourd’hui, en bonne place, dans le drapeau officiel de l’Australie. C’est aussi le signe distinctif de l’Université de Ballarat où j’ai été honoré en tant que professeur invité au mois de septembre, lors du 9e Congrès Mondial de la RAP (Recherche-Action Participative) et du 5e congrès de l’association australienne correspondante (du 10 au 13 du même mois, en 2000).

Leçons sur l’horizontalité

Une fois la réunion officiellement ouverte par les autorités étatiques et universitaires, le premier point du programme a été de rappeler les étapes franchies depuis le dernier Congrès (4 août) à Carthagène en 1997, une tâche qui m’a été confiée par l’organisateur de l’événement, le pédagogue et sociologue de renommée mondiale Stephen Kemmis. Notre Congrès des Caraïbes était trois fois plus grand et plus complexe en termes de thèmes et d’activités culturelles que celui de Ballarat; mais dès le début, il a été noté que le Congrès australien (5 septembre) était né avec un profond sentiment de continuité avec le précédent qui a été mis en évidence dans tous les documents de l’appel à projets. Il y a eu, en effet, un plus grand nombre de plénières, très suivies, au cours desquelles ont été abordées des questions d’un grand intérêt, que je vais essayer de résumer ici.

Évolution de l’ethos de l’incertitude

L’évènement, de manière générale, m’a apporté des surprises qui peuvent être prises comme des leçons sur le parcours que prennent les idées de façon autonome. La première est venue de l’évolution de l’ambiance lors de la rencontre, passant de l’ethos de l’incertitude perçu à Carthagène à un climat d’optimisme et d’affirmation critique pour les tâches qui nous réunissaient. La réunion de 1997 a été marquée par une « récession » de plusieurs années due à une crise d’affirmation et à une mauvaise vulgarisation des résultats du travail fait sur la participation et l’éducation populaire, ainsi qu’à des dangers politiques et des difficultés d’enquête liées à des actes de violence (deux de nos camarades venaient d’être assassinés en Colombie). En revanche, à Ballarat, nous avons eu l’impression de sortir de ce ralentissement, peut-être grâce à l’augmentation considérable de la production de nos collègues des pays développés. Aussi, à Ballarat, il y avait moins de jeunes qu’à Carthagène; davantage de professionnels étaient présents aux côtés d’universitaires, d’éditeurs, de fonctionnaires, de représentants d’ONG, d’entrepreneurs industriels et de leaders communautaires.

Nous confirmons avec une certaine satisfaction que la RAP a laissé derrière elle ses problèmes de maturité intellectuelle et politique, et qu’elle a été institutionnalisée, comme en témoigne, par exemple, l’incroyable production de livres et de revues – principalement en anglais – sur la participation et la recherche qualitative que nous offrent les éditeurs australiens et européens dans le hall de la salle du Congrès, y compris le nouveau Manuel universel de recherche-action, gros volume de 43 chapitres édité par Peter Reason et Hilary Bradbury (le chapitre 2 de mon ouvrage a été publié dans sa traduction espagnole par la revue Analyses Politiques en 1998). La nouvelle édition du magnifique Manuel de recherche qualitative de Norman K. Denzin et Yvonna S. Lincoln (États-Unis) a également été lancée.

L’avant-garde théorique dans le Nord

La publication de tant d’ouvrages sur la RAP (Recherche-Action Participative), produits dans des pays développés à prédominance d’auteurs européens et nord-américains et dans leurs langues, m’a frappé en raison des changements observés dans l’institutionnalisation de nos écoles depuis les années 1970. Je me suis rendu compte que la présence dominante que nous avions, nous les auteurs et activistes du Tiers Monde, dont nous nous glorifiions à l’époque et qui nous était ouvertement reconnue, était peut-être en train de se transmettre à des collègues d’autres horizons : ils nous ont rejoints.

Le grand courant contemporain de la RAP a maintenant deux moteurs qui vont de pair : l’un, dans le Sud, qui n’a jamais cessé de travailler et de produire, comme nous l’avons vu à Ballarat, et l’autre, dans le Nord, avec des ressources plus abondantes pour ce type de travail, où une nouvelle théorie avant-gardiste a été formulée, inspirée par des paradigmes ouverts (somme des savoirs, holisme interdisciplinaire).

La théorie avant-gardiste du Nord a contribué à la RAP et à la théorie en général dans des domaines comme l’épistémologie extensive, la critique systématique, les théories du chaos et de la complexité et la microanalyse. Inspiré par la thèse de H. G. Gadamer sur la « fusion des horizons » et les postulats de Gregory Bateson sur « l’esprit universel », le collègue Peter Reason (Angleterre) nous a présenté une « épistémologie holistique ou extensive » basée sur des participations équivalentes ou des réciprocités symétriques. Cette épistémologie extensive s’exprime dans quatre types de connaissances qui s’imbriquent : le vécu (expérientiel), le pratique, le propositionnel et le représentatif.

La théorie critique des systèmes élaborée, entre autres, par Robert L. Flood (Angleterre) se fonde sur les travaux de P. B. Checkland dans lesquels la méthode analytique, le champ d’application et le cadre d’action constituent des éléments de travail. On y ajoute désormais la dynamique de la connaissance/du pouvoir afin de transformer les récits de résistance au changement en récits de libération.

Des collègues de « l’école scandinave », tels que Bjorn Gustavsen et Stephen Toulmin, sont en train de travailler sur les théories du chaos et de la complexité émises par Prigogine et Maturana. Ils soutiennent des thèses sur « l’espace épigénétique » dans le travail participatif et l’élaboration d’une structure d’observation similaire à celle préconisée par Heisenberg dans la physique quantique pour les relations d’indétermination. Ils ont introduit des concepts techniques utiles tels que la fracture, la fonction quotidienne du hasard et l’« effet papillon ».

Les possibilités d’utilisation de la macro-analyse dans la RAP sont devenues plus claires avec les travaux institutionnels de collègues comme William F. Whyte (Cornell) sur la grande coopérative espagnole de Mondragón et ceux de Michael Cernea et Anders Rudqvist à la Banque mondiale, où la « planification participative » a été promue à différents niveaux territoriaux, jusqu’aux niveaux régional et national. Ceci vient complémenter la réduction initiale au microsociologique qui avait été observée au sein de la RAP depuis sa création.

Articulation du post-développementalisme

Ces avancées intellectuelles, institutionnelles et matérielles dans le monde peuvent être le résultat de liens créés par les rencontres régionales et Internet, des liens d’amitié qui se sont développées entre nous au niveau mondial et parce que, dans le Nord, un bon contingent d’intellectuels commence à assumer, avec une plus grande considération, les implications des politiques de développement de leurs pays pour le reste de l’humanité. La mondialisation d’aujourd’hui déborde de l’économique pour impliquer le spirituel et le culturel, le politique et le social : c’est en fait un phénomène multifactoriel dans lequel nos écoles jouent un grand rôle d’analyse et de dénonciation. Je crois savoir que la RAP du Nord s’affirme face à ces préoccupations afin de stimuler cette autre universalité, jusqu’à présent à moitié cachée, qui exclut les abus exploiteurs et oppressifs des précédentes époques impérialistes. Si ce n’était pas le cas, ses fidèles nieraient leur propre sens de la participation horizontale qui est essentielle dans nos écoles et nos modes de vie.

Conséquemment, les espoirs suscités par la RAP et ses écoles convergentes de recherche et d’action sur les perspectives constructives, dialogiques et démocratiques qui couvrent à la fois les sociétés arriérées et les sociétés avancées sont donc compréhensibles et nous pouvons voir des propositions nouvelles et positives pour une grande politique socio-économique post-développement.

C’est ainsi que nous nous sommes tous sentis solidaires à Ballarat, en tenant compte du Forum économique mondial qui se tenait simultanément dans la ville voisine de Melbourne, avec une grande manifestation populaire impliquant particulièrement des jeunes. Cette manifestation – qui fait suite à celles de Seattle, Washington, Philadelphie et Prague – était un indice de la résurrection virtuelle et physique, à l’échelle mondiale, des précédents mouvements radicaux pour la justice économique et sociale, la paix et les droits humains que la RAP soutient. C’est un exemple de prise de décision contre l’avidité inacceptable des entreprises. Pour celles-ci, l’histoire n’enseigne pas grand-chose. Aujourd’hui encore, après 90 ans de pathétique dénonciation du capitalisme sauvage dans les usines d’exportation de saucisses de Chicago par Upton Sinclair dans son récit social La Jungle, la même sauvagerie épouvantable avec toutes ses conséquences inhumaines continue impunément à s’étendre aux pays périphériques.

C’est pourquoi notre collègue indienne Vandana Shiva, activiste écologiste et championne de la cause des femmes, a répondu ici même à l’audace pontificale du magnat Bill Gates au Forum de Melbourne. Il était le symbole d’une situation générale d’action et de rejet de graves problèmes mondiaux et régionaux que nous ne pouvions et ne pourrons pas excuser, nous, les tenants de la participation du Nord comme du Sud.

Autres avancées à Ballarat

Les avancées de Ballarat sur Carthagène ont été considérables. Il y a eu là des thèmes et des problématiques qui n’avaient pas été abordés ou qui l’ont été très accessoirement en 1997. Je retiens quatre ensembles de questions : l’enseignement universitaire participatif; la mondialisation et l’idéologie populaire; les cultures autochtones et indigènes; et les valeurs sociales et les vivencias de réconciliation. En raison de leur importance, j’approfondis ces questions dans ce qui suit.

Enseignement universitaire participatif

À Ballarat, l’impact des politiques néolibérales a suscité de vives inquiétudes quant au présent et à l’avenir de l’université. Un consensus s’est dégagé sur le fait que la tendance à la privatisation des établissements d’enseignement supérieur et le passage d’une relation classique professeur-étudiant à une sorte de transaction matérielle dans laquelle l’étudiant devient un client commercial ont eu des effets néfastes sur l’esprit universitaire.

Bien sûr, cette relation dominée par le principe du « magister dixit » est également en crise, en partie à cause de professeurs arrogants, élitistes et routiniers qui n’ont pas compris la flexibilité informelle induite par les valeurs postmodernes, le pluralisme démocratique et l’accès alternatif au savoir universel. Dans ce contexte, maintenir intactes les structures universitaires actuelles avec leurs « communautés scientifiques » est une tâche cyclopéenne : il semble qu’elles ne puissent plus être soutenues et que les « tours d’ivoire » soient condamnées. Les problèmes de la réalité environnementale actuelle posent des défis qui minent ces tours. En même temps, les spécialités classiques se décomposent, créant des zones grises de contact qui ne trouvent pas encore de niches interdisciplinaires dans la conception eurocentrique du XIXe siècle, celle des facultés et départements selon Humboldt et Fichte, dont les intérêts acquis continuent à dominer.

La critique de cet enjeu à Ballarat a reçu une impulsion opportune avec le lancement de la deuxième édition du Manuel de recherche qualitative de Denzin et Lincoln, dont le troisième chapitre, écrit par Davydd J. Greenwood (États-Unis) et Morten Levin (Norvège), est intitulé « Comment reconstruire avec la Recherche-Action les relations entre les universités et la société? ».

Partant de la nécessité de revoir les liens entre la théorie et la pratique dans le contexte actuel, les auteurs proposent la RAP comme le moyen le plus approprié pour transformer les structures internes de l’université et pour encourager le dialogue entre les universitaires et leurs homologues au-delà des cloisonnements, démocratisant ainsi la recherche. Ils rejettent les distinctions classiques entre recherche pure et appliquée et entre recherche qualitative et quantitative, ainsi que les préjugés contre la praxis, mais sans romantiser le savoir populaire.

Alliant le pragmatisme de John Dewey à l’humanisme de Habermas, l’idée de ces auteurs est de construire de nouvelles universités où les conférences magistrales font place à des situations d’apprentissage et des vivencias personnelles basées sur la recherche de solutions à des problèmes réels, par des enseignants et des étudiants travaillant ensemble. Les structures actuelles seraient moins élitistes et arrogantes, plus ouvertes à d’autres types de savoirs, avec moins d’engagements envers les entreprises et l’enseignement académique positiviste et cartésien. On espère ainsi que l’université pourra mieux progresser dans ses fonctions à l’ère de la postmodernité et du post-développement.

Dans certaines universités, notamment aux États-Unis, plus actives que leurs homologues chez nous, les départements deviennent déjà des systèmes cohérents et flexibles de projets de recherche axés sur la réalité pratique. Un nouveau type d’extension universitaire socialement engagée se met en place. Ses principales formules, inspirées de la philosophie participative, ont mis en évidence la nécessité de faire tomber les murs actuels de l’université – internes et externes – pour permettre l’entrée de nouveaux courants de connaissances scientifiques et d’expériences artistiques créés en dehors de l’institution et pour faciliter la projection des éléments cognitifs et didactiques générés dans l’institution, qui sont pertinents pour la vie communautaire extérieure. Il s’agit d’un processus simultané d’implosion et d’explosion en milieu universitaire, auquel la sociologue et éducatrice britannique Susan Weil, à la suite de Greenwood et Levin, a fait référence avec le concept de « recherche cogénérée », c’est-à-dire la production conjointe de connaissances utiles au changement social provenant de différentes sources. Ce processus d’autopoïèse participative a été illustré par le travail de vulgarisation universitaire qu’elle et son équipe de collaborateurs de l’Université de Northampton ont mené avec le personnel de santé, par l’application d’analyses systémiques. La proposition de Susan a été élargie par les professeurs Ray D. Williams et Molly Eagle, qui ont travaillé conjointement à la défense des bassins hydrographiques et des ressources naturelles.

Cette possibilité de relier l’université à la réalité pratique externe a confirmé les thèses de la RAP sur la somme des efforts de recherche issus tant du monde académique que du savoir populaire, ce qui obligerait une conception très différente de l’université traditionnelle : il s’agirait de la transformer en une université ouverte, démocratique et participative. Elle peut garder une longueur d’avance, si l’on tient compte des rapports provenant d’endroits aussi éloignés que l’Université Cornell (selon Peter Malvicini) et le Yucatán (selon Dolores Viga). Margaret Zeegers a présenté au Congrès un exposé intéressant sur la « participation périphérique légitime » se référant à titre indicatif à l’Université de Phnom Penh au Cambodge.

On pourrait imaginer une telle université comme moins officiellement hiérarchique et plus symétrique que celle que nous avons connue : avec plus de travail d’équipe et moins de génies autistes, égoïstes ou prétentieux; avec une plus grande proximité, collaboration et amitié entre professeurs, étudiants et travailleurs; avec des ensembles interdisciplinaires flexibles axés sur des problèmes concrets et réels; avec moins de spécialisations et une vision plus globale de l’univers étudié; intéressée à former des personnes pour servir la communauté et non pour l’exploiter; qui travaille avec moins d’austérité et plus de joie et de culture; qui diffuse et partage librement les découvertes réalisées; qui procure des revenus élevés, grâce à des subventions publiques et des soutiens sociaux suffisants.

Un obstacle évident à ce projet découle de la distance grandissante entre le personnel universitaire et la bureaucratie administrative de chaque établissement, comme l’ont souligné Greenwood et Levin. Si le néolibéralisme continue à s’imposer, l’enseignement et les décisions dictées, y compris technoscientifiques, seraient laissés entre les mains de ceux qui ne vivent pas l’expérience participative sinon par le biais de sociétés qui sont supposées s’intéresser à la promotion de la recherche. La philosophie et l’histoire semblent être les premières disciplines à disparaître par manque d’intérêt et de clientèle; des techniques comme l’informatique, sans plus de profondeur humaine, ont tendance à émerger. Il n’y aurait aucune compréhension des concepts à caractère formateur de la RAP, comme l’« éducation libératrice » popularisée par Paulo Freire, et il n’y aurait aucun intérêt à faire progresser les programmes bien connus de l’« éducateur en tant que chercheur » de Stenhouse.

Nous nous approchons donc d’une grave crise éthique et institutionnelle, sans avoir décidé de façonner des structures et des orientations universitaires cohérentes. Selon les participants au Congrès, il est temps de le faire partout. Les avant-gardes de ce nouveau mouvement social apparaissent – oh surprise! – dans les milieux estudiantins radicaux militants pour la justice économique et contre la privatisation des entreprises aux États-Unis et qui mettent en colère plus d’un recteur.

Mondialisation et idéologie populaire

Mohammed Anisur Rahman, économiste du Bangladesh et co-auteur du livre Action et connaissance, a apporté d’importantes contributions dans deux directions : 1) pour dépouiller (« déconstruire ») les politiques officielles de mondialisation; 2) pour systématiser les éléments dans la construction d’une idéologie d’action populaire qui équilibre les effets nuisibles de la mondialisation. En outre, nous avons eu le plaisir de l’entendre chanter, avec son harmonium portable, quelques beaux poèmes de la lignée sociale de Rabindranath Tagore, tels que « Le Grand Humain arrive! ». En ce qui concerne le premier sujet – les politiques globales – Rahman a proposé de définir la pauvreté comme une condition relative et culturelle, qui n’est pas exprimée dans la fameuse « ligne » statistique que les planificateurs utilisent tant. La pauvreté n’est pas « allégée » par des mesures gouvernementales de développement qui visent d’abord et avant tout à maintenir la productivité matérielle minimale des êtres humains qui travaillent, comme s’il ne s’agissait que d’engraisser du bétail pour l’abattoir de la production et pour le marché.

Cette règle statistique de mesure de la pauvreté, liée en tant que politique au concept déjà ancien des « besoins fondamentaux », ne s’explique que dans le contexte de la modernité capitaliste : ce n’est pas un problème économique, mais un problème de justice dans lequel il faudra prendre en compte non seulement le salaire suffisant, mais également la satisfaction vitale dans l’activité professionnelle, ainsi que le sens de dignité qui découle de l’humanisation de l’économie. Ceci puise ses racines dans les cultures régionales et les situations locales qui ne peuvent être ignorées, sous peine de plonger l’ensemble de la société dans des situations anormales à long terme, même pour l’accumulation du capital. Ainsi, la mondialisation peut être conditionnée par la conscience opposée de la « glocalisation », c’est-à-dire par la force du local, du culturel et du social qui peut s’exprimer à travers des politiques de décentralisation bien comprises et exécutées.

En ce qui concerne le second sujet – l’idéologie populaire – Rahman a articulé les éléments suivants, qui pourraient bien servir de base à un programme gouvernemental inspiré du socialisme humaniste : 1) repenser la démocratie directe en tant qu’option politique, en particulier la démocratie participative, sans la réduire à des rites électoraux périodiques, en élargissant les fonctions de contrôle permanent et de surveillance des citoyens sur les élus, avec révocation effective des mandats; 2) construire les mouvements politiques nécessaires en utilisant la RAP comme support consultatif et méthodologique, en allant des bases sociales au sommet, en incluant les anti-élites qui convergent avec loyauté dans la lutte populaire pour le changement démocratique; 3) reconnaître et respecter les droits de l’humain, y compris le droit de manifester et le droit d’exiger la participation à la valeur ajoutée que les peuples génèrent eux-mêmes, afin de parvenir à une « justice globale » sans s’arrêter au « marché global »; 4) défendre l’environnement en tenant compte des cultures et connaissances locales; 5) la décentralisation politico-administrative avec une organisation territoriale réaliste et flexible; 6) l’exercice du rôle de « gardiens de l’avenir » que doivent jouer des organisations de genre/femmes et de jeunes/étudiants, qui se distinguent, avec les anti-élites critiques, en tant que groupes stratégiques importants pour le changement social et politique, partout dans le monde. Ce point a été développé plus loin dans le traitement de la crise universitaire.

De cette façon, une synergie populaire active, à laquelle la RAP peut contribuer en œuvrant pour des valeurs humaines qui développent le pouvoir populaire et encouragent la formation de groupes coopératifs et solidaires, se libère. L’éducation collective, plus d’autosuffisance et moins de charité, complètent cette proposition sociopolitique.

Cultures autochtones et indigènes

À Ballarat, nous sommes passés d’une admiration passive des autochtones et aborigènes, que nous avions à Carthagène, à une reconnaissance active de leur pertinence et nécessité pour la survie du monde contemporain. C’est ce qui ressort des excellentes présentations de deux collègues très différents : Mundawuy Yunupingu, du groupe musical Yothu-Yindi (qui signifie la réciprocité « mère-créature »), leader aborigène proclamé « Australien de l’année » en 1992 (quand précisément, dans son village natal de Yirrkala, ils m’ont fait fils de leur Clan du Crocodile), et Martin von Hildebrand, compatriote colombien et fondateur de la COAMA (Coalition Amazonienne), qui a reçu l’année dernière en Suède le Prix Nobel alternatif pour ses travaux sur les autochtones amazoniens.

De Mundawuy, nous avons noté l’importance de la négociation et du dialogue interculturel pour assurer une « une nouvelle ère » dans la reconstruction sociale pour la paix et la justice, en s’associant à la grande campagne nationale australienne de réconciliation. L’on ne peut continuer sur la voie autodestructrice du déni de l’Autre et du mépris des différentes pratiques sans essayer au préalable de les comprendre. Les formes de la connaissance et de l’art autochtones peuvent s’articuler à celles du monde « civilisé » et universitaires de manière à introduire dans le présent des pratiques originales d’occupation du territoire et de pensée qui sont absolument fonctionnelles, même pour le bien-être général. En outre, il est nécessaire de récupérer les connaissances technologiques sophistiquées que ces communautés ont développées durant leurs plus beaux jours.

De Martin, nous retenons la façon dont les peuples autochtones reconnaissent leur engagement envers la société nationale et la région tropicale dont ils font partie. Ils développent leurs propres modèles d’assimilation technique et de progrès socio-économique dans les conditions imposées par les cultures dominantes, comme les Autochtones le font avec succès depuis la conquête espagnole. Il faudra moins d’attitudes missionnaires de la part des dominants à leur égard et inventer des techniques métissées ou hybrides qui combinent ce qui est utile aux deux mondes, comme les cartes culturelles, belles et exactes, qu’ils ont réalisées pour identifier et défendre leurs territoires. En particulier, tout ce qui concerne la conservation de la forêt tropicale et de ses richesses, l’occupation de la terre sans conflits avec les non-autochtones et l’emploi de l’intuition et du spirituel (« ésotérique ») pour la compréhension de la vie dans ses diverses expressions.

Valeurs sociales et vivencias de réconciliation

La reconnaissance des valeurs aborigènes et autochtones a rendu très réelle l’urgence de la réconciliation et de la paix pour le progrès général, aussi bien en Australie, où les aborigènes ont été presque exterminés, qu’en Colombie, où la pratique de la violence est multiple, complexe et générationnelle. À ces pays se sont joints l’Afrique du Sud et la Thaïlande, dont les délégués au Congrès (Manoco Seerane et Alphom Chuaprapaiasilp, respectivement), ont donné des témoignages dévastateurs – et aussi pleins de promesses – sur leurs situations respectives. C’est ainsi qu’une dimension collective a été ajoutée au concept de vivencia personnelle (Erfahrung).

L’idée de la réconciliation en tant qu’expression vivante s’étend à tous les groupes et à toutes les classes sociales : par exemple, elle est nécessaire entre des nations divisées comme les deux Corées (dont l’exemple d’unification pour les Jeux olympiques a été remarquable), celles de la Grande Colombie antique et les Africains qui souffrent encore des sévices des empires coloniaux. La compréhension est nécessaire entre les groupes ethniques, les sectes, les riches développés et les pauvres sous-développés, entre les vieux et les jeunes, et bien plus encore. Les différences peuvent être tendues et tolérées au nom d’un monde meilleur, selon les présentations de Margaret Ross (Australie) sur les fonctions remplies par les arts, de Ritha Ramphal (Afrique du Sud) et de Riza Primahendra (Indonésie). Le concert de dénonciations, de protestations et de lamentations fut sévère. La reconstruction des valeurs autour d’un nouvel ethos, plus positif que celui de l’incertitude ressenti à Carthagène, a pu être réalisé grâce à l’apport de méthodologies participatives en accord avec ces idéaux et potentiellement efficaces pour la reconstruction sociale et la connaissance utile.

Continuités à Ballarat

Il y a eu continuité avec Carthagène dans les efforts visant à stimuler la convergence disciplinaire. En effet, la sociologie, l’économie, l’anthropologie, l’ingénierie, les arts et l’éducation ont apporté d’excellentes contributions. L’absence d’historiens et de philosophes était perceptible, même si beaucoup d’entre nous n’ont cessé de les citer ou de ressentir leur grande influence. En compensation partielle de cette carence, Marja Liisa Swantz (Finlande) a rappelé les origines de la RAP en Tanzanie depuis les années 1970.

La convergence de nos courants de recherche sociale, également stimulée à Carthagène lorsque nous en dénombrions 32, a connu de nouveaux développements. À Ballarat, l’utilisation des acronymes RAP (Recherche-Action Participative), RP (Recherche Participative), et RA (Recherche-Action) a fait l’objet d’un échange libre. L’école de Sussex, connue dans le monde entier pour la PRA (Participation-Réflexion-Action) et l’école Éducation-Action ont été assimilées à la RAP, en compagnie des collègues de Gestion des Processus et Administration, qui ont également réduit le nom de l’Association ALARPM d’Australie à ALAR (Éducation-Action et Recherche-Action). En définitive, on peut dire que la « Famille Participative » (RAP) a été consolidée en fusionnant dans un plus petit nombre de courants disparates, comme cela avait été proposé depuis Cartagena. Ces faits peuvent être interprétés comme des pas vers une posture professionnelle plus mature, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des universités.

L’équilibre entre la théorie et la pratique qui a été testé à Carthagène était formellement plus faible à Ballarat : il y avait plus de pratique que de théorie, même si les présentations en plénières étaient invariablement bien formulées sur le plan conceptuel. Il n’y a pas eu de grandes élaborations théoriques, à l’exception de l’exposé instructif de Flood sur les systèmes et de celui de Rahman sur les résistances à la mondialisation. Mais il y a eu de très bons articles spécifiques qui ont réussi à établir un lien entre les pratiques de leurs auteurs et les théories émergentes à moyen terme, comme Stephen Kemmis (Australie) sur le leadership dans le service; Robert Chambers (Angleterre) sur l’impuissance sociale; Timothy Pyrch (Canada) sur les difficultés de développement en Ukraine; Susan Weil (Angleterre) sur l’éducation polyphonique; Yvonna S. Lincoln (États-Unis) sur la « mission de service » dans les institutions universitaires. Il s’agit là de procédés sérieux vers une construction responsable de théories et de concepts liés aux réalités régionales qui doivent être mieux comprises.

Silences à Ballarat

Avec toute la richesse de ses 168 communications en provenance de 32 pays et de ses 20 exposés en plénières, Ballarat a passé sous silence quelques problèmes ou aspects du travail participatif contemporain qui méritent pourtant d’être soulignés. À cet égard, je ne veux pas insinuer qu’il s’agit d’une quelconque malveillance : le Comité d’organisation, composé, entre autres, de collègues dévoués comme Ortrun Zuber-Skerrit, Yoland Wadsworth, Colin Henry et Ron Passfield, a fait un excellent travail motivant et responsable. Les silences auxquels je fais allusion concernent l’absence de discussion (et de présentations) sur les thèmes suivants : les politiques de l’État et les partis politiques, plus particulièrement les mouvements sociaux; la recherche de paradigmes scientifiques alternatifs; la récupération historique (malgré l’apparition récente en Australie de la contre-histoire Why weren’t We Told? [Pourquoi ne nous l’a-t-on pas raconté?] de l’historien et professeur à l’Université de Tasmanie, Henry Reynolds, un livre qui corrige les mythes régionaux les plus répandus); la cooptation et l’utilisation abusive généralisée du concept de participation.

Il n’est pas possible de les résumer ici, car chacun de ces sujets peut donner lieu à de longs articles. Cependant, le problème de la cooptation mérite un traitement urgent. En premier lieu, nous avons entendu une excellente étude de John Gaventa (Sussex) et de ses collègues, qui mettait en évidence l’adoption de l’idée de participation comme principe directeur des futures politiques de développement de la Banque mondiale, les dangers de l’assimilation institutionnelle du concept et la nécessité d’examiner avec autocritique nos pratiques de participation, avec leur rationalité propre et différente, qui peuvent finir par tomber dans des absolutisations.

Lors de la présentation du dernier rapport de la Banque mondiale sur le développement mondial, en 2000, nous avons appris que son coordonnateur principal, Ravi Kanbur, avait démissionné en raison de désaccords sur l’utilisation des priorités conceptuelles. Dans les jours qui ont suivi, un groupe de délégués a protesté contre le fait que la direction de la Banque Mondiale a été informée à la dernière minute – apparemment sur les renseignements du Département du Trésor américain – de la priorité que le groupe de consultation universelle, coordonné par Kanbur, avait, après un travail laborieux, donné au concept de « développement du pouvoir d’agir » (Empowerment) sur celui de « croissance » (Growth). Dans la publication finale, ces deux concepts sont inversés (avec l’ajout consensuel de celui de « sécurité ») avec les ajustements rédactionnels respectifs.

Étant donné que la Banque avait non seulement reconnu l’importance de la participation populaire et du « développement du pouvoir d’agir » dans des documents et décisions antérieurs, mais qu’elle avait également envoyé une représentation autorisée au Congrès mondial de la RAP à Carthagène, cet ajustement conceptuel de dernière heure est passé pour une manipulation inacceptable de la part de tiers. La cooptation de nos idées comme le pouvoir populaire et l’assimilation de nos idéaux tels que la participation, qui, depuis des années, balayent progressivement les obstacles qui se dressent au sommet de la société, ne peuvent plus se prêter à de tels abus.

L’avis de Robin McTaggart (Australie) sur la « participation en tant qu’éthique » était donc opportun et approprié au Congrès. À cet égard, être simplistes et ne pas respecter le travail sérieux et responsable qui a été fait par de nombreux collègues à travers le monde entier sur ce que nous considérons la « participation authentique », comme l’a expliqué McTaggart, peut conduire à discréditer ce qui a déjà été accompli dans ce domaine, tant à l’université qu’en dehors de celle-ci, au Nord comme au Sud. La récente publication par l’Université de Manchester d’un livre intitulé Participation: A New Tyranny? (Sous la direction de B. Cooke et U. Kothari) est symptomatique de la préoccupation qui existe à ce sujet.

Pour conclure, certains d’entre nous ont donc proposé que cette question de délimitation de la cooptation du concept de participation soit un motif d’auto-recherche et d’autocritique, comme l’a suggéré Gaventa, et qu’elle soit officiellement incluse dans le prochain Congrès mondial de la RAP, en 2003, le dixième de la série, et que l’Afrique du Sud va héberger.


  1. Voir Parra Sandoval (1985) et Zúñiga Rodríguez (2012) pour en savoir plus sur l’institutionnalisation de la sociologie colombienne.
  2. Les autres éditions ont eu lieu en 2003 à Prétoria en Afrique du Sud, en 2006 à Groningue aux Pays Bas, en 2010 à Melbourne en Australie, en 2015 à Prétoria en Afrique du Sud et en 2018 à Northfield aux États-Unis. Parallèlement, d’autres associations voient le jour, dont l’ARNA (Action Research Network of the Americas) en 2012 qui tient depuis 2013 des rencontres annuelles (San Francisco, 2013; Betlehem, 2014; Toronto 2015; Knoxville, 2016; Cartagena, 2017; San Diego, 2018; Montréal, 2019; Puerto Vallarta, 2020).
  3. Au Congrès de Carthagène, la communauté de la RAP rendit hommage à Paulo Freire, invité spécial du congrès, décédé le 2 mai 1997, soit quelques semaines avant le début de l’événement.
  4. L'auteur remercie les collègues de l’Institut d’études politiques et relations internationales de l’Université nationale de Colombie qui, lors du Séminaire interne (« Gólgota »), ont fait de précieuses critiques et suggestions ayant considérablement amélioré le texte, notamment William Ramírez, María Emma Wills, Luis Alberto Restrepo, Javier Guerrero et Fernando Cubides.

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