4 Le Tiers-Monde et la réorientation des sciences contemporaines (1990)
Ce texte, originellement publié dans la revue Nueva Sociedad (no 107, mai-juin 1990, pp. 83-91), est une version révisée de la conférence publique prononcée par Orlando Fals Borda à l’occasion de son retour à l’Université Nationale de Colombie après une période de vingt ans d’absence durant lesquelles il a peaufiné – avec différents personnes et collectifs – un modèle de recherche-action participative.
Fals Borda y aborde notamment les questions suivantes : De quelle manière les idées, conceptions du monde et savoirs produits dans les Suds peuvent-ils contribuer à remédier aux problèmes contemporains auxquels l’Occident fait face? Comment mobiliser les voix « indisciplinées » qui s’expriment au sein même du Nord global et contribuent à remettre en question le positivisme institutionnel? Comment faire surgir de « nouveaux horizons de compréhension du cosmos et remettre en question des versions faciles et partielles de connaissances issues de la routine académique ou universitaire », accordant une place aux émotions et au cœur, sans qu’ils soient à nouveau l’objet d’un processus d’altérisation, de minorisation ou de capture par les institutions universitaires?
Trente ans après, les idées abordées dans ce texte sont d’une actualité criante dans un contexte de crise aux multiples facettes qui touche les pays du Nord global autant que les Suds : crise démocratique, avec une remise en question par les citoyen-ne-s, notamment les jeunes, les femmes et les groupes autochtones, de la démocratie représentative et de la centralisation du pouvoir; crise écologique, comme en témoignent les bouleversements climatiques et la destruction de la biodiversité en raison de l’activité humaine; crise économique et sociale, avec une concentration inédite dans l’histoire de richesses entre les mains d’une minorité; crise existentielle, selon l’expression de Fals Borda, en référence au sentiment de perte de valeurs collectives et de vide de sens; et crise épistémologique et technologique en raison des modèles dominants de production des connaissances et des technologies fondés sur la rationalité expérimentale, contribuant à aggraver les dimensions de la crise.
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Dans les dernières décennies, un phénomène intellectuel s’est développé sans qu’il ait sans doute reçu l’attention qu’il mérite. Il va au-delà de tout domaine spécialisé et porte sur la thèse de l’universalité de la science. Je fais référence à l’incidence sur certains groupes universitaires et politiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord d’un contre-courant intellectuel autonome qui s’est formé entre nous, ceux du Tiers Monde, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des universités. À côté de ce phénomène, comme élément qui renforce cette tendance, figure une plus grande et respectueuse connaissance de la réalité humaine et culturelle de nos sociétés tropicales et subtropicales, acquise durant cette période tant par nous que par les Européens et les Nord-Américains. J’ai tendance à penser que plusieurs de ces découvertes ont été réalisées dans un cadre critique commun qui invite à défier politiquement les institutions du pouvoir formel, aussi bien dans les pays dominants que dans les pays dépendants. Mais la profondeur de ce mouvement, avec ses élans raizales et ses envolées révolutionnaires, semble être présente davantage chez nous, ceux de la périphérie, que chez ceux du monde développé.
Bien entendu, ces prémisses impliquent plusieurs enjeux qui font débat. Le premier, identifié ces dernières années dans nos pays pauvres et exploités, se situe en rapport avec un groupe de scientifiques sociaux et politiques qui conteste le statu quo et dont la production scientifique indépendante a eu des effets locaux et au-delà des frontières nationales. Le deuxième point est qu’il y a une telle accumulation d’informations nouvelles sur des secteurs de nos sociétés qu’elle permet de fonder une réflexion théorique et méthodologique propre qui modifie les interprétations antérieures, généralement exogénétiques ou eurocentriques[1]. Bien entendu, le travail routinier n’a pas disparu de nos universités, car ses cadres de référence continuent de se reproduire par inertie dans les institutions universitaires et les médias contrôlés par des personnes que je qualifie de colons intellectuels. Cependant, la production de ces personnes n’a généralement pas dépassé les frontières nationales, précisément à cause du mimétisme qu’elles déploient.
Tout cela est sujet à débat, mais il peut exister un accord général sur le fait qu’il existe des preuves permettant de démontrer, en principe, les deux prémisses suggérées. Je vais plutôt me consacrer à l’exploration d’une hypothèse complémentaire. Je soutiendrai que l’impact intellectuel du Tiers Monde tropical sur des groupes homologues critiques issus de pays dominants est bien accueilli en raison de la crise existentielle qui affecte les sociétés avancées des zones tempérées, que ce soit en raison des tendances à l’auto-objectivation de la science et de la technologie modernes qui y ont été développées – en particulier dans leurs universités – ou parce qu’aujourd’hui de graves menaces pour la survie de l’humanité tout entière sont liées aux avancées, réalisées sans aucune consultation, de cette même science euro-américaine fétichisée et aliénante.
De toute évidence, les Euro-Américains ont progressé et se sont enrichis grâce au développement scientifique et technique, bien qu’à notre détriment dans le Tiers Monde. Mais c’était aussi au détriment de leur âme et des valeurs sociales, comme dans le contrat méphistophélique. Maintenant, après avoir jeté la clé de l’arche de la connaissance immaculée d’où le progrès a commencé, fatigués en raison de la forme déséquilibrée que celui-ci a prise et honteux de la déshumanisation qui en résulte, les nouveaux Faust cherchent à retrouver la clé de l’énigme dans les vivencias[2] encore vibrantes dans les sociétés dites arriérées, rurales, primitives, dans lesquelles la praxis originelle n’est pas détruite par le capitalisme industriel : ici en Amérique latine, en Afrique et en Océanie.
Si cela était vrai, une telle observation des défauts existentiels et idéologiques de la zone tempérée pourrait donner encore plus de certitude et de justification à ceux du Tiers Monde dans la quête autonome d’interprétation de nos réalités. Et plus de sécurité dans notre capacité à savoir comment les modifier et construire des formes alternatives d’éducation et d’action politique et sociale à notre avantage et, bien sûr, également à celui de tous les peuples exploités et opprimés de la Terre.
La frustration de l’eurocentrisme
Ce qui suit n’est pas nouveau : depuis le début du XXe siècle, en particulier à la suite des catastrophes matérielles et spirituelles de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales, de nombreux scientifiques et philosophes européens ont reconnu le problème existentiel évoqué et remis en question l’objectif ultime de leurs connaissances et accumulations techniques, tant dans les universités que dans les laboratoires. Le cartésianisme analytique et la tentation téléologique de maîtriser les processus naturels en avaient constitué l’inspiration. En outre, dans le domaine politique, des formes démocratiques représentatives ont été conçues, étayées par le positivisme fonctionnel et les idéologies de la libre entreprise et de la propriété absolue. Comme tout ne se passait pas bien, la société européenne s’est divisée entre, d’un côté, les utopistes et, de l’autre, les réalistes, donnant lieu à cette controverse permanente qui commence avec Hobbes et trouve son nadir dans le fascisme.
Après presque deux siècles d’expériences, la déception et la protestation sont devenues la nourriture quotidienne de cette société. Rappelons, parmi d’autres voix indisciplinées, le pessimisme de Spengler sur les résultats de la poursuite du développement économique et la critique phénoménologique de Husserl sur la déviation du positivisme en créant des écoles ayant conduit à des révisions substantielles de l’interprétation ontologique. Même les sciences naturelles ont connu ce malaise et ont cherché à réviser leur orientation. Conduits par des physiciens quantiques, elles ont découvert l’infinitude de la structure interne des particules atomiques et ont franchi le paradigme mécanique de la vie quotidienne de Newton vers l’infinitésimal et le relatif d’Einstein, en le complétant par la vérification inattendue et hérétique (de Heisenberg) relative à l’indétermination des connaissances expérimentales et au rôle anthropique de l’observateur.
Dans les domaines philosophique et universitaire, des efforts ont également été déployés pour s’éloigner du cartésianisme et du positivisme, dont il convient de rappeler les contours : ceux, entre autres, de la théorie critique de l’École de Francfort qui combinent le rejet du nazisme avec le sauvetage antidogmatique du marxisme et celui de la philosophie des sciences (Gaston Bachelard).
Tous ces efforts ont été considérables pour le développement scientifique et technique et pour la révision des attitudes vis-à-vis du savoir et du progrès humains. Dans les universités du Tiers Monde, peut-être pour des raisons de langue, les murmures de cette révision sont à peine parvenus. En ce qui concerne les sciences sociales, par exemple, elles sont restées attachées au scientisme positiviste et sont encore aujourd’hui au stade désuet du paradigme newtonien.
Cependant, le développement de la réinterprétation critique en Europe a également subi des obstacles persistants. De manière tout à fait compréhensible, les intellectuels iconoclastes ont cherché à résoudre leurs problèmes de conception et d’orientation dans les limites des connaissances traditionnelles. L’Europe demeurait le nombril du monde, le modèle que tous les autres devaient suivre, même si leur société perdait de sa saveur et de sa signification pour ses propres membres.
On a alors pensé que la solution des problèmes existentiels des pays avancés pourrait être atteinte en revenant sur le chemin parcouru, en retournant au complexe cartésien comme point de départ reconnu de la déviation du scientisme pour, ensuite, reprendre le cours humaniste autrement perdu qui corrigerait les dangers de l’aliénation des intellectuels et des scientifiques. Ces propositions d’amendement, bien évidemment paroissiales[3], ont fait l’objet de longues discussions. Même Habermas, la dernière grande figure de l’École de Francfort, est tombé dans la simplicité de la continuité eurocentrique et du modèle relatif au développement avancé. Cela a eu pour effet de limiter les implications universalistes de sa thèse sur la connaissance et l’intérêt en tant que formule permettant de surmonter le syndrome de déshumanisation moderne qu’il a décelé, interprété et condamné dans toute son ampleur.
D’un certain point de vue, l’eurocentrisme ombilical[4] est inexplicable, car la société et la science européennes sont en elles-mêmes le fruit historique de la rencontre de cultures différentes, y compris celles du monde sous-développé actuel. Il est naturel de se demander, par exemple, si Galilée et les autres génies de l’époque seraient parvenus à des conclusions sur la géométrie, la physique ou le cosmos sans l’impact de la découverte de l’Amérique, de ses produits et de sa culture, ou sans l’effet éblouissant des Arabes, Hindous, Persans et Chinois qui ont bombardé avec leurs connaissances et inventions l’Europe rudimentaire de la pré-Renaissance.
Le retour du vieux courant colonisant
Dernièrement, les groupes d’intellectuels en souffrance euro-américains ont tenté de corriger, dans les universités et ailleurs, cette tendance narcissique et paroissiale. Il est maintenant possible de trouver des expressions de reconnaissance respectueuse du monde marginal paupérisé, un désir de ressentir et de comprendre avec empathie les valeurs des sociétés tropicales et subtropicales non industrialisées, une admiration nostalgique pour la résistance des peuples autochtones illettrés et exploités et des paysans du Tiers Monde contre les dommages et les pertes infligés par le développement capitaliste et par la rationalité instrumentale. De toute évidence, ces groupes de protestation intellectuelle et scientifique vont au-delà des descriptions apeurées de voyageurs et de missionnaires des siècles précédents. Mais il convient de rappeler certaines expressions notables et d’examiner leurs liens ou affinités idéologiques avec le sujet qui nous occupe. Nous verrons combien de thèmes principaux traités par eux sont enracinés dans les problèmes du Tiers Monde et articulés avec eux. Cela montrerait comment les anciens courants intellectuels colonisateurs du Nord vers le Sud pourraient être en train de changer de cap au cours des dernières années, afin d’aller dans la direction opposée, du Sud au Nord, et de créer des vagues intéressantes de convergence thématique inspirées par le vieux slogan « connaître pour être en mesure de bien agir et de mieux transformer ». Dans ce cas, ce que nous serions en train d’observer serait vraiment le début d’une fraternité universelle, politiquement engagée contre les systèmes dominants, une fraternité composée de collègues extrêmement préoccupés par la situation sociale, politique, économique et culturelle de tous ceux qui ont hérité de ce monde injuste, déformé et violent, là-bas comme ici, et que nous voulons changer de manière radicale.
Voyons maintenant l’expression de la convergence thématique et de l’engagement spirituel et politique de ceux qui ont sauvé la culture populaire et autochtone. Avec cet effort, une autre vision du monde a été découverte, très différente de celle transmise par les cultures oppressives. Comme on le sait, pour réaliser cette vision, Claude Lévi-Strauss a effectué de fréquents voyages en Amérique latine et en Afrique et a capturé dans des pages admiratives la « pensée sauvage » qu’il y avait détectée. Ce sont également les réalités cosmologiques concernant les circuits de la biosphère et le mécanisme de « l’écohumain »[5], communiquées par les Indiens Desana de notre Amazonie à Gerardo Reichel-Dolmatoff. Ces érudits, comme de nombreux autres auteurs, ont repris cette sagesse précolombienne que les universitaires occidentaux avaient méprisée, mais que les peuples du Tiers Monde ont préservée malgré tout dans leurs lointains hameaux et quartiers.
Cela ne nous surprend pas que, dans ce monde rustique, élémentaire ou amphibien (celui de l’homme-caïman et de l’homme-reptile[6]) qui a attiré les anthropologues, se soit également configuré le complexe littéraire de Macondo[7], aujourd’hui universellement reconnu. Scientifiques et intellectuels du Nord et du Sud ont convergé de manière créative avec des romanciers et des poètes, afin d’ouvrir de nouveaux horizons de compréhension du cosmos et de remettre en question des versions faciles et partielles de connaissances issues de la routine académique ou universitaire. Les Macondos, ainsi que les forêts-sorcières des Yaquis[8], les jungles des Mundurucu et les rivières-anaconda des Tupis sont des symboles de la problématique du Tiers Monde et de l’espoir euro-américain : ils rassemblent ce que nous voulons préserver et ce que nous souhaitons renouveler. Ils mettent au défi ce que chacun croit penser de soi-même et de son environnement. Enfin, l’universel macondien combat, avec émotion et cœur, le monopole arrogant de l’interprétation de la réalité que la science cartésienne a voulu détenir, notamment dans les universités.
Cette désorientation inhumaine
Les praticiens des sciences de la nature ne sont pas non plus épargnés par les défis du monde sous-développé, en particulier ceux qui persistent à voir l’univers comme s’il était constitué de particules ou de blocs élémentaires finis, mesurables et mathématisables. La conception mécaniste du monde, héritée par le physicien autrichien Fritjof Capra, par exemple, a commencé à s’effondrer lorsque lui et ses collègues ont analysé les problèmes écologiques de l’exploitation de la nature et ont constaté des formes non linéaires dans les processus vitaux courants. Ils ne l’ont pas découvert seuls, mais ils l’ont surtout appris des communautés autochtones et de leur sagesse intuitive. Capra a protesté contre la désorientation inhumaine de la science moderne et n’a trouvé de facteurs d’équilibre face à cette tendance mortelle que dans le I Ching, dans des approches holistiques basées sur le yin et le yang et sur le mysticisme des peuples oubliés de l’Extrême-Orient. Sur la base de ces postulats du Tiers Monde, il a présenté sa doctrine provocatrice du « point de retour » et sa proposition d’une métaphysique partagée par d’autres autorités scientifiques (pas toutes, bien sûr).
De même, l’épistémologue canadien Morris Berman a découvert les limites des concepts théoriques de circuit, de champ de force, de connexion et d’interaction par l’étude de l’alchimie médiévale, du totémisme et des cultes à la nature des indigènes américains. Ce furent les travaux des Africains (Chinua Achebe et d’autres) qui l’ont éclairé le plus pour repenser l’importance que revêtent pour la science moderne les thèses dérivées de ces formes non académiques et la nécessité de « réenchanter le monde » avec ce qu’il a appelé la « conscience participative ». Ainsi, il a fait écho aux appels similaires de groupes latinoaméricains et hindous qui avaient déjà mis au point des méthodologies innovantes avec ce type de conscience.
Qu’est-ce qui a amené Foucault, pour sa part, à postuler la thèse bien connue de « l’insurrection du savoir assujettis » lors de sa première conférence à Turin? Il l’explique lui-même en réaction à la tendance érudite à produire un seul corps unitaire de théorie comme s’il s’agissait de science, en oubliant d’autres dimensions de la réalité, en particulier celles des luttes populaires non formellement ou officiellement enregistrées. En raison de sa mort prématurée, nous ne savons pas avec exactitude à quel point Foucault a été affecté en constatant la situation difficile des autochtones d’Amérique qu’il a visités, dont il a fait l’éloge pour leurs survivances culturelles et par l’utilisation de certains hallucinogènes. Ça n’a pas dû être négligeable, car il les place sur le même pied d’égalité avec les luttes oubliées qu’il documente lui-même à propos du fou, du malade et du prisonnier. Ces éléments sont la base de ses analyses des relations entre le savoir et le pouvoir politique et les facteurs déterminants du pouvoir scientifique; analyses qui convergent avec des préoccupations tiers-mondistes claires, antérieures et contemporaines.
Voyons ce qu’il en est
Il peut sembler antipathique d’examiner l’originalité des idées dans des groupes d’intellectuels ou d’universitaires du Nord et du Sud; mais comme l’hypothèse complémentaire sur la réception existentielle et idéologique des habitants du Nord que j’ai explorée y aboutit, je vais tenter de le faire avec la plus grande attention. Il me semble que les faits parlent d’eux-mêmes. Je ne vais donc pas vous parler des pôles thématiques respectifs, en déclarant à l’avance hors compétition les écrivains et historiens latinoaméricains comme Eduardo Galeano et Alejo Carpentier, pour les raisons évidentes de leur universalité démontrée.
La dialogique moderne a d’abord été proposé au Brésil (Paulo Freire). Donner la parole à ceux qui sont réduits au silence et encourager le jeu pluraliste de voix différentes, parfois discordantes, est devenu un slogan d’étude et d’action pour des sociologues influents du Canada (Budd Hall) et des Pays-Bas (Jan de Vries), parmi beaucoup d’autres, et pour tout un mouvement rénovateur de l’éducation des adultes à l’échelle mondiale.
Les théories de la dépendance et du système capitaliste mondial, ainsi que le développement du sous-développement, ont trouvé leurs premiers champions en Égypte-Sénégal (Samir Amin) et en Amérique latine (Fernando H. Cardoso, Enzo Faletto, Celso Furtado, André Gunder Frank), avec des réplications ultérieures en Europe (Dudley Seers, Immanuel Wallerstein). De même, les contributions de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) aux théories sur l’équilibre économique régional, ainsi que les critiques tiers-mondistes portées, par exemple, par les « économistes aux pieds nus » (Manfred Max-Neef), montrent les graves lacunes techniques et théoriques de cette discipline, ses objectifs et ses portées. La proposition praxéologique de subversion morale qui s’est répandue dans le monde entier, y compris dans les universités des pays avancés, a trouvé son berceau parmi les habitants de nos îles et montagnes et de leurs luttes (Che Guevara, Camilo Torres). Dans des circonstances similaires, la théologie de la libération a émergé (Leonardo Boff, Gustavo Gutiérrez), ce qui nous a amenés à réviser la routine ecclésiale catholique et œcuménique. Le sauvetage des luttes populaires, de la personnalité et de la culture des « groupes sans histoire » a été l’initiative de Bengalis, Hindous et Sri Lankais (De Silva, Rahman et d’autres) avec des résonances ultérieures dans des œuvres euro-américaines (Georges Haupt, Eric Wolf).
Outre l’impact des révolutions cubaine et nicaraguayenne, qui ont placé l’Amérique latine au premier plan des mouvements de libération sociopolitique, nous avons constaté l’effet positif sur le marxisme sclérosé des Européens des contributions concrètes de nos chercheurs aux problèmes de la périphérie en Amérique, en Afrique, en Asie et en Australie (Bartra, Benarjee, Gonzalez Casanova, Mustafa, Stavenhagen, Taussig). L’effet de ce travail est plus visible aujourd’hui dans le monde du glasnost. Quelque chose de similaire s’est produit avec les théories de l’État et de la démocratie issues du cône sud-américain (Lechner, O’Donnell), sans oublier l’extraordinaire contribution originale des Hindous à la physique quantique.
Le colloque mondial de Cartagena sur la recherche-action participative, tenu en 1977, dans lequel les voix et les expériences du Tiers Monde ont été déterminantes, a soutenu des thèses sur la récupération historique locale, l’histoire actuelle, la restitution des connaissances, l’intervention et la participation sociales, qui ont anticipé, complété ou réorienté des œuvres convergentes en Autriche, aux États-Unis, en France, en Hollande, en Suède et en Suisse.
Le rapprochement de l’étude autonome de nos problèmes et des études portant sur les habitants du Nord, qui souffrent de leur propre crise existentielle et idéologique, est évident. Asphyxiés par leurs nuages toxiques, leurs décharges radioactives et leurs pluies acides, assommés par le vide juvénile, effrayés par les missiles et les roquettes militaires, les Euro-Américains cherchent des réponses, des solutions et des équilibres au sein de nos airs frais et horizons vitaux. Cela montre également comment le courant de pensée du centre vers la périphérie s’est inversé et comment il prend également la dérivation intéressante Sud-Sud. Il semble que depuis 20 ans un mouvement commun se soit formé de collègues d’origines nationales, raciales et culturelles diverses, préoccupés par la situation du monde dans son ensemble, critiques du statu quo et des systèmes dominants et dont les points de vue convergent d’une manière égalitaire et engagée.
Un défi politique partagé universellement
En fin de compte, l’effet de toutes ces œuvres est politique et certainement universel. On voit que la fraternité des intellectuels et des universitaires critiques du Nord et du Sud tend vers un monde meilleur, dans lequel le pouvoir oppressif, l’économie de l’exploitation, l’injustice dans la répartition des richesses, la domination du militarisme, le règne de la terreur et les abus contre l’environnement naturel sont bannis. Comme nous l’avons vu, sur ces questions vitales, nous nous renforçons mutuellement. Au-delà des différences culturelles et régionales, nous réitérons l’utilisation humaniste de la science et condamnons l’utilisation totalitaire et dogmatique de la connaissance. Nous essayons donc de fournir des éléments pour les nouveaux paradigmes qui repositionnent Newton et Descartes. Nous cherchons à laisser derrière nous deux frères lugubres, le positivisme et le capitalisme déformants, pour avancer dans la recherche de formes satisfaisantes de sagesse, de raison et de pouvoir, qui comprennent les expressions culturelles et scientifiques que les universités, les académies et les gouvernements ont méprisées, réprimées ou reléguées à l’arrière-plan. C’est ce que l’on a appelé en général, au cours des années 1960, « une science sociale engagée ». Une analyse détaillée des travaux susmentionnés peut démontrer qu’il existe non seulement l’idéal de « l’engagement » des années 1960 et la réaction contre le paradigme positiviste monopoliste, mais également la volonté politique d’aller plus loin et d’offrir une alternative claire de société. Cette proposition ainsi formulée se nourrit d’un type de connaissances vécues utiles au progrès humain, à la défense de la vie et à la coopération avec la nature. Ceux d’entre nous qui ont voulu contribuer à l’élaboration de cette proposition ont parlé de la participation culturelle, économique et sociale depuis les bases, de la construction de contre-pouvoirs populaires, de la proclamation de régions autonomes et de la tentative ouverte d’un fédéralisme libertaire. En outre, la proposition expérimentale alternative nous invite à réviser les anciennes conceptions concernant la légitime autodéfense, le tyrannicide et le machiavélisme, qui n’avaient été sanctionnés auparavant qu’en Espagne et en Italie.
Nous voulons ainsi encourager des attitudes altruistes qui contrebalancent la vision hobbesienne partiale de la société homme-loup-pour-l’homme qu’on nous a transmise à l’école européanisante et en dehors d’elle en tant que vérité universelle et éternelle. Enfin, nous souhaitons explorer les relations dialectiques existant entre connaissance et pouvoir et les mettre au service des classes exploitées pour défendre leurs intérêts. Cette proposition alternative est également conçue comme un neutralisant idéologique des solutions nazi-fascistes, xénophobes et contraignantes qui ont mis fin à l’Europe et menacent encore les démocraties matures, pour favoriser à la place des solutions pluralistes et tolérantes des divers points de vue fondés sur des mouvements sociaux de base. Ces mouvements sociaux constituent une contribution particulière des efforts populaires du Tiers Monde avec des métastases présentes dans le Premier Monde. Paradoxalement, c’était là le type idéal de savoir et d’action, peut-être utopique, que préconisaient les principaux philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles, à commencer par l’invitation de Sir Francis Bacon à créer une technologie humaniste. Je suppose que Descartes n’a jamais imaginé les distorsions existentielles et les désastres écologiques que ses trois règles d’analyse positive ont imposé à la société, et que Galilée n’aurait pas aimé que la mathématisation de la nature qu’il avait initiée conduise à la bombe atomique.
Malgré cela, les idéaux de bien-être humain de ces philosophes et scientifiques persistent. Les générations récentes d’intellectuels engagés du Nord et du Sud, sans remonter le cours de l’histoire, ont commencé à passer en revue les mythes et les tabous créés depuis les Lumières autour des institutions sociales, religieuses et politiques actuelles, lesquelles, au fil des années, ont perdu leur esprit pour devenir des choses et des fétiches. C’est le cas, d’une part, des concepts d’État-nation, de parti politique, de démocratie représentative, de souveraineté et de légalité du pouvoir public et, d’autre part, des concepts d’Église-État, de concordat ecclésial, de prison, de service militaire et de développement économique. La fraternité critique du Nord et du Sud a clairement dénoncé le comportement contagieux de ces institutions malades et aliénantes, bien que des voix plus claires aient été exprimées dans le Tiers Monde par l’effet aggravant de l’expérience régionale qui en a été dérivée. Parce qu’ici il semble que la thèse léniniste sur la rupture du système par le maillon le plus faible ait été réalisée.
Au-delà des dogmes
Il n’est donc pas surprenant que les formules alternatives de la démocratie et de la société mentionnées ci-dessus soient sur la table. Cela nous invite à essayer de nouveaux styles pour faire la politique et pour la comprendre, même dans les universités. Par conséquent, tant en Europe qu’en Inde et en Colombie, nous recherchons des méthodes d’organisation populaires nouvelles et joyeuses, différentes de celles imposées par les dogmes (tant libéraux que léninistes) sur les partis avec leurs thèses solennelles sur la rationalité, la verticalité du commandement, le centralisme des cadres et le monopole de la vérité, des dogmes et des thèses qui ont été constitués dans le cadre de nos crises actuelles. Et les voix bacanas[9] et les lumières correctives viennent de nos pays sous-développés qui éclairent le potentiel créatif des aléas de la lutte, de la spontanéité et de l’intuition des masses, pour organiser des mouvements sociaux et politiques régionaux indépendants. Enfin, si la révision faite ici est vraie, même partiellement, nous devrons changer les vieux mythes sur la supériorité du phare intellectuel euro-américain qui a conditionné notre vie politique, économique, culturelle et universitaire, en nous maintenant dans un retard et dans un état de pauvreté permanents.
Même si nous admettons être en consonance positive avec ce phare, il serait regrettable de rester dans les paradigmes déjà dépassés par les développements technoscientifiques modernes et de continuer à répéter et à imiter des auteurs, des philosophes et des idéologues dont la validité peut être discutable. Pourquoi continuer à flirter avec des idoles douteuses, citant des écrivains obsolètes, sans discernement, ou considérer comme maîtres des collègues dont la pensée a été l’écho ou le développement de nos propres analyses, un écho parfois amplifié par la résonance de dispositifs hégémoniques? Si, selon de nombreux Euro-Américains de premier plan, la clé de l’arche de la connaissance vécue se trouve parmi nous, ceux de la périphérie du Tiers Monde, n’est-il pas absurde de persister à la rechercher auprès d’autres personnes qui, pour des raisons culturelles et historiques, ne connaissent pas bien les coffres tropicaux et macondiens où elle se cache? Ces données devraient nous donner à nous, les périphériques, encore plus de certitude dans l’interprétation de nos réalités, plus de sécurité pour savoir les transformer et plus de confiance dans la construction autonome de nos propres modèles alternatifs de démocratie et de société. Cependant, nous devrions convenir – les groupes critiques de toutes les parties – du moins, dans un état de justice historique que les efforts d’interprétation, de changement et de construction des nouveaux modèles doivent être principalement orientés vers le bénéfice du peuple humble et travailleur du Tiers Monde qui gardait jalousement cette clé de l’arche de la vitalité au fil de siècles de pénurie, d’exploitation et de mort.
Nous pouvons encore beaucoup apprendre des formes de création et de défense culturelles ainsi que des tactiques de résistance populaire de nos humbles groupes de base. Moyens et tactiques pouvant être utilisés pour que nous puissions tous, ensemble, surmonter avec succès la période de graves dangers et d’opportunités dans laquelle nous vivons.
Bibliographie
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- Note de l'éditeur : voir le texte intitulé « Le dépassement de l’eurocentrisme » dans cette même anthologie pour une définition de ces termes. ↵
- Note de l'éditeur : vivencia est le terme utilisé par le philosophe José Ortega y Gasset pour traduire le mot erlebnis utilisé dans la philosophie phénoménologique allemande. Ce terme est généralement traduit en français par celui d’expérience vécue et désigne, par extension, les impressions, sensations et souvenirs qui s’y rattachent. ↵
- Note de l'éditeur : le terme « parroquiales » (paroissiales en français) peut également être traduit en « de pure forme ». ↵
- Note de l'éditeur : le terme original utilisé par Fals Borda « umbilical » peut ici signifier « originel ». ↵
- L’anthropologue Reichel-Dolmatoff (1912-1994) a fait de la relation entre les contenus mythologiques et la compréhension du fonctionnement des écosystèmes un des thèmes principaux de son œuvre. ↵
- Métaphore utilisée par Fals Borda pour représenter le caractère débrouillard du peuple de la côte atlantique colombienne étudié dans son œuvre majeure Histoire double de la Côte. ↵
- Ville où se déroule l’histoire du roman Cent ans de solitude du prix Nobel colombien, Gabriel Garcia Marquez. ↵
- Peuple autochtone du Mexique habitant au bord de la rivière Yaqui. ↵
- Note de l'éditeur : L'expression colloquiale est utilisée en Colombien pour signifier agréable, sympathique, inspirant. ↵